Le petit journal n°5
Lors de notre assemblée générale du 3 mai dernier, nous avons eu le plaisir d’accueillir Peter Daniel, notre partenaire de LITDS (Inde). Certains d’entre vous ont ainsi pu le rencontrer et dialoguer avec lui.
Du 25 octobre au 29 novembre 2006, Noëlle Charbonnier avait eu l’occasion de l’accompagner au quotidien à travers l’Andhra Pradesh.
Nous avons souhaité, dans ce numéro spécial, vous faire partager quelques extraits du journal que Noëlle a tenu quotidiennement au cours de ce périple, témoignant de l’engagement de Peter Daniel auprès des « tribal people » (tribus vivant dans la forêt) et maintenant auprès des enfants des rues, notamment en matière d’éducation.
Il a été difficile de faire un choix parmi la densité des informations et des impressions retranscrites par Noëlle dans ce journal de bord, qui mériterait d’être publié dans son intégralité.
Aubierge Bacqué
J’ai rencontré Peter Daniel (jésuite) en 1999 à Katukapalli. Cette année-là, étant responsable nationale des parrainages à Enfants du Monde-France (EDMF), je faisais le tour des partenaires de l’association. Soeur Priyanthi, responsable d’un centre de filles handicapées à Kabampadu en Andhra Pradesh, m’a emmenée visiter Badrachalam et son temple, puis nous sommes allées dans la forêt, rencontrer Peter Daniel à Katukapalli.
Lorsque nous avons créé l’association DEMAINS, nous avons choisi de soutenir les projets que Peter Daniel programme dans l’association LITDS.
En 1999, à Katukapalli, au bout de la route, au milieu de la forêt, j’avais rencontré une population — les tribal People — vivant dans des conditions de grande pauvreté, exclus du monde, géographiquement et socialement. Qui étaient ces tribal people ? Quelle place avait LITDS auprès d’eux ? Le mieux était d’aller les visiter…
Noëlle Charbonnier
MERCREDI 25 OCTOBRE 2006
Aéroport d’HYDERABAD, début d’après-midi, deux heures de retard… Suis-je attendue ? Oui ! Peter Daniel est bien là. Dans la maison mère des Jésuites, je suis immédiatement dans un bain jésuitique avec un accueil très chaleureux, chacun y mettant du sien pour que je puisse comprendre quelque chose. Un père a fait ses études de théologie à Bruxelles en français ; il y a appris grec et latin et a poursuivi à Toulouse, c’est marrant car il a un léger accent belge.
JEUDI 26 OCTOBRE 2006
Dans un recoin du collège St Patrick où nous sommes attendus ce matin, trois pièces et un hall accueillent les enfants des rues, encadrés, maternés, éduqués par le père José.
Qui sont-ils ? En moyenne ils ont entre 6 et 8 ans.
Ils sont seuls sans famille connue, sans adresse ou :
— ont une adresse, une famille, mais ont été battus, ou grande pauvreté, ou second mariage et rejetés par le beau-père ou la belle-mère, etc…
— ont fui l’école car ne réussissent pas, découragés par l’échec,
— ont été attirés par l’appât de la ville…
Ici, ils ont des cours de rattrapage pour ensuite réintégrer une école, il faut beaucoup de temps pour les motiver car ils ne veulent pas y aller. La violence fait partie de leur vie, ils sont très agressifs car ils vivent dans un monde brutal. Ils volent, même quand le Père leur confie une somme, puis ils s’en vont. Hier, le Père José s’est fait mal à la jambe, et a donné 100 roupies à l’un pour acheter un pansement. Il n’a revu ni l’enfant, ni l’argent, ni le pansement.
Pour les attirer au centre, seules trois propositions les feront accepter de venir : dormir en paix, manger, voir la TV (il y a des DVD).
Le but de ce centre est d’arriver à leur inculquer un métier vers l’âge de 15 ans : réparer les voitures, les TV, la mécanique...
L’idéal serait d’avoir trois centres différents, car il vaut mieux des petits groupes avec difficultés séparées
1- working center : apprentissage d’un job.
2- study center : ceux qui veulent étudier.
3- centre de désintoxication avec support psychologique et activités telles que le yoga, la musique, la peinture…
Le plus important au départ est qu’ils puissent dormir et manger. Dormir dans la rue est très angoissant : agressions, peur de se faire prendre par la police, etc… Une vingtaine d’enfants vient dormir là toutes les nuits et repart dans la journée.
Dans Hyderabad, il y a 200 à 300 000 enfants des rues.
Il y a un centre pour les filles, tenu par les sœurs, et deux ou trois autres centres identiques.
Le gouvernement aurait un programme pour les « enfants des rues », mais il n’est pas mis en pratique.
SAMEDI 28 OCTOBRE : JUNIOR COLLEGE à KARIMNAGAR
Petit déjeuner self-service avec les pères : certains préfèrent les toasts grillés avec beurre et confiture, certains mangent avec les doigts les plats indiens, d’autres avec des couverts. Ainsi, je ne me sens pas seule avec ces "outils" dans les mains.
En route avec Father Paul et Peter Daniel pour KARIMNAGAR. Je suis installée à l’avant de la voiture. Aucune agriculture, sol pauvre et rocailleux, le plus souvent très sec. Avec des chaleurs de 52 degrés, la pluie est toujours désespérément attendue. Après les cyclones d’août, sécheresse absolue : la mousson d’octobre-novembre se fait prier.
Arrivée dans un immense campus : high school, collège intermédiaire, éloigné de la ville au milieu de rien.
Le Père directeur me fait visiter l’ensemble. La spécificité de l’établissement est que l’enseignement se fait en télougou (langue de l’Andhra Pradesh), et en anglais. Les familles indiennes, qui en ont les moyens, envoient de préférence leurs enfants dans des English schools privées, ce qui représente des inscriptions de 30 000 à 50 000 roupies par an, voire beaucoup plus. C’est énorme pour la majorité des indiens.
Ce collège reçoit donc des enfants des basses castes — dalits, poor people (pauvres), et une cinquantaine de jeunes de Katukapalli (tribal people) —. Les frais sont de 3 000 roupies par an, internat compris. Bien souvent les parents ne peuvent donner que 1 000 à 2 000 roupies ; le reste est complété par des bourses du gouvernement.
La plupart des professeurs sont payés par le gouvernement. Les professeurs pour "l’intermédiaire" sont payés par les jésuites. Le gros souci du directeur n’est pas le fonctionnement, mais le manque de moyens ; la construction de structures, l’achat de fournitures et de matériel sont freinés par le manque de ressources. Effectivement, tout est très rudimentaire. Certains bâtiments ne peuvent être utilisés pendant la saison chaude à cause des toits en tôle. Le dénuement des classes de travaux pratiques, pour la chimie, la biologie, ou la physique fait pitié. Quant aux dortoirs… Des salles de 40 à 90 lits (charpoye en plastique). Le plus impressionnant est le dortoir immense sans lits, où 125 garçons dorment sur leur natte. Dans un autre campus j’ai vu un dortoir pour 500 enfants !
L’objectif principal : un enseignement de qualité, intensif (6 à 7 heures de cours par jour, plus les études). Ce sont des enfants de pauvres qui ont besoin d’être soutenus et encouragés pour éviter les abandons ; tous ne sont pas internes. Les externes font des kilomètres pour retourner dans leur village, à pied, en bus, en vélo. Chez eux, impossible de faire des devoirs : soit il fait nuit, soit ils doivent travailler pour leurs parents. Les cours commençant vers 9 h, les élèves viennent plus tôt pour bénéficier des études surveillées et des cours de soutien. Tous ces efforts aboutissent à des taux de 95 à 98 pour cent de réussite aux examens d’état, comme l’indique le tableau régulièrement tenu depuis l’ouverture de ce collège unique dans le district.
Cet établissement reçoit environ 1 000 élèves dont 25% de filles. Le nombre de filles progresse doucement. A la fin des études, ce qui correspondrait chez nous à la fin du collège, le père directeur insiste sur l’importance des « intermediaire courses » pendant deux ans, qui vont leur donner les bases nécessaires pour continuer leur formation : infirmière, médecin, ingénieur, etc… Ces deux années de cours supplémentaires « intermédiaire » leur ouvrent toutes ces possibilités.
Terrains de volley, de basket : ce qui était un désert est devenu une oasis. Beaucoup d’arbres et de fleurs. Le terrain a été donné par le gouvernement, c’est une terre pauvre dont il n’y a rien à tirer. Un château d’eau vient d’être inauguré. L’évêque va donner un terrain au centre de la ville, car le campus en est à quelques kilomètres en rase campagne. Peter Daniel y a enseigné l’anglais et les mathématiques.
Un spectacle a été organisé en mon honneur. La salle (« conférence hall ») est gigantesque, des centaines d’élèves sont assis par terre. Le silence, les applaudissements, début et fin, sont commandés par les coups de sifflet d’un professeur. Dans ce genre de manifestation, tous les rites indiens sont respectés : présentation des invités, offrande d’un bouquet de fleurs aux « officiels ». Je suis intimidée, et surtout très émue, de me retrouver toute seule face à cette foule de jeunes. Chaque « officiel » délivre son message, comme ils disent, et je dois aussi m’acquitter de cette tâche. Sacré pensum, qui plus est en anglais…
Une tasse de thé et un friand aux choses épicées me permettent de me remettre de mes émotions avant d’aller vers d’autres rencontres. Peter Daniel a rassemblé tous les jeunes de Katukapalli. Tous propres comme des sous neufs, groupe aux couleurs chatoyantes des penjâbis, car le samedi est le jour sans uniforme. Toutes les filles m’encadrent, me touchent, pincent ma peau, touchent mes cheveux. Elles font la même chose avec Peter Daniel ; je pense que cela va juste durer le temps de se connaître. Pas du tout ! cela durera jusqu’à notre départ, soit plus d’une heure. C’est long.... Une fille vient m’enfiler des bracelets à un bras, un garçon à un autre, ce sont les symboles de l’amitié. Puis, je suis entraînée par les filles dans une danse koya. Avec la chaleur, ce n’est pas de tout repos ! Mes mains ne retrouveront leur liberté qu’en remontant dans la voiture…
Peter Daniel a expliqué aux autres Pères, que les tribal people de cette forêt sont les gens les plus "nice" (gentils) qu’il ait jamais rencontrés, des gens heureux de vivre quels que soient les événements. En effet, la joie règne. Toutes les filles ont demandé volontairement à continuer leurs études. Quand elles auront un métier, elles retourneront l’exercer dans leur forêt (« elles aiment tant leur forêt »). Très peu iront vers la ville.
Nous repartons avec la nuit et la pluie, j’ai ma dose de fatigue. Quatre heures et demie de voiture, interrompues par un dîner dans un « troquet » au bord de la route, sous une bâche secouée par une pluie diluvienne. La pluie réjouit tout le monde...sauf moi.…
LUNDI 30 OCTOBRE
Train jusqu’à KHAMMAN — soit 252 kilomètres, précise le ticket. « Very fast train » (train très rapide), dit Peter Daniel ; « seulement 4 heures, un TGV ! » dis-je ! Peter Daniel éclate de rire.
Un chauffeur nous attend avec une jeep. Traversée de la ville très animée, chef-lieu du district de Khamman. Auto rickshaws en pagaille. Les feux tricolores sont un mystère, impossible de comprendre s’ils sont respectés ou non. Un policier nous arrête et réclame une amende de 20 roupies pour une raison x : le chauffeur ne se laisse pas faire, encore moins Peter Daniel qui sort sa grosse voix. Le policier capitule.
Après une quinzaine de kilomètres, nous arrivons en pleine campagne, au milieu des rizières, dans un collège (« degree school »), un lycée construit et dirigé par les frères du Sacré Cœur de Jésus depuis deux ans. Les poutrelles métalliques sur les terrasses signalent qu’un agrandissement est prévu.
Je suis contente d’avoir quitté la ville et de retrouver la nature. Une chambre m’est allouée pour « me laver et me reposer ». Je ne défais pas mes bagages, devinant que nous ne resterons pas cette nuit. En tout cas, tout est fait pour me donner du confort : serviette, drap propre, et sécurité avec le gros cadenas qu’il ne faut jamais omettre de fermer ; méfiance et prudence sont de règle partout, la clé ne doit jamais quitter notre poche. Avant chaque repas, quel que soit l’endroit, Peter Daniel fait son inspection et parle au cuisinier pour qu’il y ait quelque chose de mangeable pour moi. Il est 13h, mon estomac crie famine, mais je ne viendrai pas à bout de la grosse omelette qui est dans mon assiette. Je n’ai toujours pas compris le programme et ce que nous faisons là.
Filles et garçons sont assis dehors, leur copie sur les genoux et la calculatrice à la main. Ils sont sûrement en interro, le silence est total, un surveillant fait les cent pas dans leur dos. Dans les rizières, des tâches colorées tranchent dans le vert tendre : les femmes, en ligne, travaillent. De superbes canards haussent le cou pour surveiller.
Dès les cours terminés, une partie de volley-ball endiablée est lancée. Le niveau est bon, mais leurs règles sont particulières : c’est toujours le même joueur qui est au service.
Deux jeunes filles arrivent en s’esclaffant et la ritournelle commence : « what is your name, where are you from, your name is beautiful, your eyes are beautiful, your smile is nice » (quel est votre nom, d’où venez-vous, votre nom est joli, vos yeux sont beaux, votre sourire est super)… Et cela s’arrête là car l’enseignement est en télougou et leur langue maternelle est le koya. Elles s’amusent donc à essayer des mots anglais, elles aimeraient en dire plus mais voilà ! Les garçons font pareil, leur curiosité est grande, cela doit les aider dans leurs études. Les sections sont : sciences, histoire, économie. La majorité veut poursuivre pour être professeur ou travailler dans l’informatique. Pour eux, il ne fait aucun doute qu’ils retourneront travailler vers Katukapalli. Je comprends enfin la raison de notre visite : un groupe de jeunes filles et de jeunes garçons, étudiants ici, sont de Katukapalli.
Vers 18h, j’apprends que nous allons dîner et que nous reprenons un train pour VIJAWADA, où nous passerons la nuit. Puis, le lendemain, bus jusqu’à Vinukunda. Heureusement que je n’avais pas déballé mon sac !
VIJAWADA, deux heures de trajet, arrivée plus qu’humide, il tombe des trompes d’éléphant !
MARDI 31 OCTOBRE
Il pleut toujours. Petit déjeuner dans des réfectoires toujours gigantesques. Œufs durs et idlis (boulette faite de farine de riz). Aujourd’hui repos, pas la peine de prendre des risques sur les routes. Mais… à une heure moins le quart, Peter Daniel me demande si je suis prête car nous partons à 13h... Changement de programme, j’ai cinq minutes pour me préparer…
Arrêt à un campus, à la sortie de VIJA, comprenant le noviciat des jésuites, un collège et un centre de formation pour filles : couture, broderie, etc… Quatre filles de Katukapalli sont en formation ici. J’interroge la sœur : il y a 40 filles qui viennent des villages de la région, toutes très pauvres, entre 13 et 15 ans. Quand je les regarde, je leur donnerais beaucoup plus. Elles rentrent chez elles juste pour les vacances, mais le plus souvent demandent à rester ici. Les conditions de vie dans leur village sont difficiles et, du coup, elles tombent malades et préfèrent revenir au centre. La formation dure 18 mois et est sanctionnée par un examen. Toutes sont allées jusqu’à la Xème standard (en gros la 3ème chez nous). Les filles de Katukapalli accueillent Peter Daniel avec joie et me le montrent du doigt en disant « my father » (mon père). L’affection de Peter Daniel pour ces filles est manifeste. Il m’explique qu’elles doivent être très entourées, encouragées, et que lui et les sœurs ont vraiment un rôle de parents. Je veux bien le croire, ça se voit, ce n’est pas du pipeau.
NASRAOPET (75 Kms de VIJA). Visite d’une école d’infirmières dans l’hôpital, école dirigée par des sœurs. Thé, gâteaux, bananes sont prêts. Cela fait du bien de voir des femmes car je suis vraiment dans un univers uniquement masculin, et les relations ne sont pas les mêmes. Les pères sont très sympas, cependant il y a une certaine distance qui n’existe pas entre femmes. Dans cette école, deux jeunes filles de Katukapalli ; L’une d’elle, toute petite, était « labour-child » (enfant au travail). Elle a décidé de venir à l’école et, avec les cours spéciaux pour ces enfants, elle a couvert les 10 ans de scolarité en 4 ans.
Pour ces jeunes, ça a été dur de quitter Katukappalli. Maintenant, elles se sont intégrées avec les autres jeunes et parlent bien le télougou.
Arrivée dans la nuit à VINUKONDA (42 Kms de NASRAOPET), à la paroisse jésuite.
MERCREDI 1er novembre
Messe à 6h30 pour la Toussaint, l’information est donnée par les pères, je ne me sens obligée en rien. Peter Daniel officie. Nous restons assis par terre toute la messe, le prêtre est assis devant l’autel qui est simplement une table basse. Une dizaine de participants dont quelques sœurs. Tout en télougou. J’ai du mal à me faire à leur façon de chanter, plutôt nasillarde et criarde.
Journée tranquille — décide Peter Daniel — pour nous reposer du voyage, et surtout pour observer les humeurs des pluies cycloniques qui décideront de notre itinéraire.
Faisant ensemble les cent pas dans la cour, Peter Daniel veut en savoir plus sur Pravin et les enfants adoptés. Il a été très marqué par sa rencontre avec les familles adoptives d’Enfants du Monde à Paris. Je lui explique que beaucoup d’entre eux font plus de formations dans le technique que de grandes études. Cela l’étonne car, en Inde, des enfants de famille très pauvres arrivent quand même à de hauts niveaux. Il pense qu’il faudrait savoir exactement pourquoi, pour pouvoir les aider. Je lui explique la blessure profonde de l’abandon, mais cela ne le satisfait pas. Je lui propose que nous allions voir Sœur Théodore à Bangalore (elle a rencontré, en France, beaucoup de jeunes indiens adoptés). Il est d’accord.
VENDREDI 3 NOVEMBRE
Visite du noviciat des sœurs. Les sœurs demandent à Peter Daniel de leur parler de son expérience. Elles le présentent comme quelqu’un qui laisse sa marque sur son passage.
C’est l’occasion pour moi de connaître son histoire.
Peter Daniel est né au Tamil Nadu où son père est un petit fermier pauvre. En 1977, il est volontaire (avec CRS) pour venir en Andhra Pradesh, où a eu lieu un cyclone, qui reste dans les mémoires : des milliers de morts. Toute la journée, les volontaires vont distribuer eau et nourriture aux sans-abri. La nuit, ils cherchent les corps pour les brûler. Il a alors une vingtaine d’années et sa vocation commence là. Il continue ses études chez les jésuites. Ce qu’il veut, c’est vivre avec les plus pauvres dans un village. Mais son « Provincial » exige qu’il enseigne d’abord. Il obéit, mais décide de se mettre au service des enfants qui viennent de familles pauvres. Dans les internats, matin et soir, il les aide à se laver. Le matin, il va balayer les classes pour être en contact avec les gens de l’entretien. Finalement, il est envoyé à DARSI, village de dalits très pauvres. Hormis la maison de la mission, il n’y a rien. Il passe son temps à visiter tous les villages et les familles alentours, travaille aux champs avec eux, coupe du bois, vit comme eux. Son fond d’enseignant ressurgit en voyant tous les enfants non scolarisés. Il construit alors un abri (quatre poteaux, un toit de chaume), et commence l’école. Il raconte qu’une nuit les landlords (grands propriétaires terriens) sont venus brûler tous les champs des pauvres, tout le village. Pourquoi ? Peter Daniel avait aidé les dalits à se présenter aux élections du panchayat (sorte de conseil municipal), et ils ont gagné contre les landlords. Ceux-ci se sont vengés. Les villageois se sont sauvés, n’ayant plus que leurs habits sur le dos. La nuit suivante, il rêve qu’il conduit un bus. Tous les voyageurs sont les villageois, la route est mauvaise, il y a beaucoup de trous d’eau, mais il parvient à passer. En se réveillant, il en tire la conclusion qu’il doit être le leader pour aider ces villageois à retrouver leur terre et leurs droits. Aussi, avec l’aide du provincial, Father Bosco, il mène des actions en justice, fait avec le panchayat une grève de la faim d’une semaine, et le gouvernement redonne des terres. Peter Daniel commence à obtenir de l’argent d’organisations australiennes, et ils reconstruisent tout : maisons, écoles, église... Ensuite, en 1991, il arrive à KATUKAPALLI où il recommence la même chose, habite dans une hutte, met en route une école, et entame tout le travail que nous connaissons de LITDS (Loyola integrated Tribal Developpement Society) : assèchement du terrain pour lutter contre les moustiques présents 24h sur 24, eau courante, électricité depuis deux ans, ferme, groupes de femmes, de jeunes, écoles, et maintenant une centaine de jeunes répartis dans différentes institutions en Andhra Pradesh.
Sa profession de foi ? « nous sommes tous égaux, du plus pauvre au plus riche. Du moins instruit au plus instruit, chacun mérite le respect. Il ne faut ignorer personne, entrer en relation avec tous. Si vous vivez comme cela, quand vous mourrez, tous les gens vous garderont dans leur cœur, c’est çà la résurrection ».
DIMANCHE 5 NOVEMBRE
LU DANS LES JOURNAUX
Les mariages des enfants
L’Andhra serait l’état où il y a le plus de mariages d’enfants malgré la loi de 1929, qui restreint mais qui n’interdit pas. Cette loi est trop soft, dit la State Human Rights of the state. La saison des mariages commence, aussi toutes les ONG, des groupements de femmes et des partis politiques sont sur le pont pour faire une campagne contre ces mariages, "social evil" (démon social). Il n’y a pas de chiffres officiels, mais 80 pour cent des enfants non scolarisés sont mariés entre 11 et 18 ans. L’analphabétisme en est la principale cause. Au bout de deux ans, la majorité des enfants mariés sont dépressifs, malades, certains sont morts.. Il n’y a pas de chiffres officiels car ces mariages ne sont pas enregistrés, alors que cela devrait l’être depuis 2002. Les femmes peuvent contribuer à l’économie du pays, dit l’article, et ne devraient pas autoriser ces vies misérables dues à ces mariages. La société et le gouvernement devraient prendre cela à bras le corps
LUNDI 6 NOVEMBRE
De nouveau à HYDERABAD. Au petit déjeuner, pour une fois je vois tous les Pères, y compris Peter Daniel, avec fourchette et cuillère (le couteau n’existe pas, mais je vous défie de couper du poulet avec une cuillère, je finis donc toujours avec mes doigts !). Rien à faire aujourd’hui. Repos, écriture, un peu de marche, lecture, ma tête fait des siennes depuis quelques jours, je fatigue. Nous devons prendre le train tard ce soir mais, prise d’une intuition, je me lève pour faire mon sac que j’ai enfin pu vider puisque j’ai de la place. Je sors pour me dégourdir les jambes, la chambre de Peter Daniel est vide, et son sac sur la table. « Prête ? » — me dit-il ? Je lui demande de m’accorder cinq minutes pour finir de boucler mon sac, mais surtout pour me changer. J’ai ma tenue de voyage permettant de planquer argent et papiers.
Le train est à 16h20, nous mettons moins de 4 heures cette fois pour arriver à Khamman.
MARDI 7 NOVEMBRE
Matinée shopping avec cinq filles tribal people qui vont commencer une formation d’infirmières non loin de là. Une liste de courses a été établie avec Peter Daniel, qui nous lâche dans Khammam avec le chauffeur pour guide et payeur. Achats au programme : cahiers, stylos, chaussures, chaussettes, seau, savon, brosse à dents, sac, slips, soutien gorges, jupons. Elles n’ont pas l’habitude, ça se voit ! Elles m’ont adoptée, m’appellent sans cesse « mamy » et ne me lâchent pas une seconde, me tiennent la main, touchent ma peau, mes cheveux… Un peu difficile à supporter !
Durant l’après-midi, essai de gym avec les filles. Elles sont vraiment nunuches à cet âge-là, elles veulent bien essayer, mais enfermées dans une classe pour ne pas être vues des garçons. Par cette chaleur, je refuse. Je rejoins les gars qui jouent au volley-ball, et participe à un match. A la fin, ils viennent tous me serrer la main. J’apprends plus tard qu’ils ont beaucoup apprécié que je joue avec eux et ont été impressionnés car, en Inde, une femme de mon âge ne bouge plus beaucoup.
Je fatigue : je dois faire beaucoup d’efforts pour comprendre ceux qui parlent anglais — si on peut appeler cela de l’anglais, car ils ne se rendent pas compte qu’ils utilisent beaucoup de télougou. Je ne sais plus comment leur parler, et je finis par parler anglais petit-nègre en faisant le moins de phrases possible.
MERCREDI 8 NOVEMBRE
Avec surprise je constate que la jeep de LITDS est là : tant mieux ! pas de bus ou de train à prendre pour rejoindre Katukapalli. 120 Kms en 3heures ? Une bagatelle !!!
Cette fois je suis dans la forêt avec les tribal people.
Arrivée là-bas, je fais le tour du « campus » où sont en construction deux immenses buildings pour les classes et l’internat filles. Plus de 600 jeunes vivent là. C’est la fin des cours, tous les gars jouent au volley, badminton, cricket. Ensuite, je vais visiter le village. Les maisons sont faites avec les produits de la forêt, murs en "paille" tressée et toits de chaume très bas. Elles sont dans un enclos, qui est balayé et rebalayé pour chasser serpents venimeux et scorpions. C’est en partie pour cela que Peter Daniel est obligé d’abandonner l’habitat traditionnel au profit de bâtiments en dur. Les enfants y seront plus en sécurité. Je rencontre les buffalos, financés par DEMAINS.
Peter Daniel veut faire de ce village un modèle que les autres villages aient envie d’imiter. Les buffalos sont une bonne source de revenus grâce au lait qui est vendu. Father Maria dit un petit mot à chacun. Ici, le portage des sacs et de l’eau se fait aussi bien par les femmes que par les hommes, le système étant à la chinoise, le bâton en travers des épaules. Chaque personne rencontrée a au moins un enfant dans l’internat ou dans l’école. Le gros problème est la fréquentation irrégulière de l’école. Exemple : un jeune a perdu son père récemment, renversé par un camion. Il a un frère et doit partager son temps entre les tâches de la maison pour aider sa mère, les travaux des champs et l’école. Un autre ne veut pas aller à l’école, il travaille comme coolie et préfère surtout aller chasser dans la forêt. Father Maria, comme Peter Daniel, aime beaucoup les tribal people qui sont toujours contents, ne cherchent pas à faire du profit et partagent tout. L’électricité n’est là que depuis deux ans. Au commencement, il y avait peu de maisons. Maintenant, grâce à LITDS, ils sont venus s’installer autour de la mission. « Comment les aider, les motiver pour l’éducation si on ne vit pas avec eux et comme eux ? » Je peux témoigner que religieux et religieuses vivent vraiment la pauvreté. Le bâtiment que j’avais vu il y a 7 ans, n’a pas changé. Je suis dans l’une des chambres des sœurs, et c’est très rudimentaire, y compris le lit de camp inconfortable. Je n’y passerais pas ma vie...encore qu’on se fait à tout.
Nuit calme, une grenouille squatte la salle de bain. Il y a des moustiquaires aux fenêtres, mais pas à l’endroit où l’eau est évacuée directement au dehors. Les portes ne sont pas jointes. Cela dit, je n’ai pas trop vu de moustiques.
VENDREDI 10 NOVEMBRE
Peter Daniel m’annonce son programme bien chargé, il ne va pas être beaucoup là et me conseille d’aller partout, de parler avec les gens … Oui mais quelle langue ? À moi de me débrouiller et de sentir les choses. Le seul conseil qu’il me donne : « n’allez pas dans la forêt ». Pas besoin de me le dire, la pensée des serpents est un bon garde-fou. Sœur Théodore téléphone. Il est convenu que j’irai passer deux jours à Bangalore pendant que Peter Daniel ira à l’ordination de deux prêtres. Ils se téléphoneront pour le train et les horaires afin que sœur Théodore me cueille à l’arrivée. Quand elle me parle français, j’ai un mal fou à la comprendre. À croire que je deviens sourde à toutes les langues à force de ne pas pouvoir capter une phrase au complet.
Ici c’est la saison d’hiver, pour moi un été très chaud. Je transpire au soleil sans rien faire, il doit faire 35°C au moins. En été (mai, juin) çà doit être horrible : plus de 50°C.
SAMEDI 11 NOVEMBRE
Visite des deux dortoirs filles, immenses. Chacune est à ses occupations, couture, tchatche avec les copines, bain. Les valises sont empilées sur les étagères. Je suis étonnée par la salle de bain : une piscine intérieure à ciel ouvert au rez-de-chaussée. C’est pour récupérer l’eau à la saison des pluies. Les enfants ont appris à l’économiser. . Dans la journée, tous les dortoirs servent de classe. Je comprends pourquoi Peter Daniel tient vraiment au nouveau building qui sera aménagé pour les filles De la terrasse, le coucher de soleil est magnifique. La région est belle... Dommage que les conditions de vie soient si difficiles.
DIMANCHE 12 NOVEMBRE
Peter Daniel m’assigne comme tâche de donner un cours de Qi Gong (gymnastique chinoise) tous les matins.
6h30, les filles m’attendent ; elles ont plus de mal que les gars à maintenir leur attention, je dois changer souvent d’exercice. J’écourte la séance car je suis fatiguée à cause d’une nuit trop chaude. Je trouve qu’il fait de plus en plus chaud. Vingt minutes de volley, et çà me dégouline de partout.
J’ai des gros coups de barre qui minent mon moral. Est-ce parce que je fatigue que je supporte moins la chaleur ? Non, Peter Daniel me confirme que la température monte.
Les coupures d’électricité sont fréquentes, généralement quand la nuit est tombée ; ce sont des paysans qui court-circuitent les fils pour éclairer leurs champs et chasser. Le matin, si le courant n’est pas revenu, ils attendent le jour pour faire lever les enfants par crainte des serpents. Ce matin, tous s’affairent à transporter tous les bouts de bois qui ont servi à la construction du bâtiment. Affolement, cris, ça court dans tous les sens ! Qu’est ce qui se passe ? sous le tas de bois, il y a des rats ! la chasse à coups de bâton est impitoyable ; le plaisir des garçons est de lancer le cadavre vers les filles...
LUNDI 13 NOVEMBRE
Qi Gong avec les garçons, je fais beaucoup plus simple et plus court, cela passe bien. Ils ne font jamais de gymnastique, d’ailleurs je ne les vois jamais s’échauffer avant un match de volley ou cricket ; ils n’en ont pas besoin. Les petits montent aux arbres comme des singes. Ils ont du mal à ajuster leurs mouvements malgré toutes ces activités physiques.
Matinée tranquille. Je vais me promener dans le hameau. Activités villageoises habituelles : s’occuper des buffalos, corvée d’eau, ou tout simplement se reposer. Comme partout en Inde, les gens se lèvent à 5h. Un homme est accroupi sur les palmes qu’il est en train de tresser pour fabriquer de grandes corbeilles.
MERCREDI 15 NOVEMBRE
Je pars seule vers le hameau de Kattukapalli, j’ose m’aventurer plus loin et pénètre dans l’enclos d’une hutte où se trouvent deux femmes et des enfants. Je m’assois un moment près d’elles. L’une pile le riz placé dans un trou du sol, le pilon est ferré au bout me montre-t-elle. L’autre vanne. Elles papotent, me regardent de temps en temps en souriant. Pas de contrainte comme au Bénin où il faut attendre, connaître le propriétaire de la case, être accompagné par un indigène. Ici, on peut rentrer, sortir, prendre des photos en toute liberté. Quand je pars, elles font signe à deux enfants de me guider. Ils prennent cela au sérieux et m’emmènent dans chaque maison du voisinage. Les tout petits se mettent à pleurer quand ils me voient. Les hommes sont allongés sur les charpoyes et ne bronchent pas, les femmes vaquent. Près de la pompe à eau, quelques femmes se racontent les potins du jour. Je vais les saluer d’un « namasté » et d’un « bagou narra » (comment çà va ?). Un tabouret est sorti de la hutte et je m’installe à l’ombre. Sous un toit de chaume, une machine à coudre à pédale. La propriétaire est une jeune femme au visage bien éveillé. Elle a probablement fait son apprentissage chez les sœurs de Nasaraopet
JEUDI 16 NOVEMBRE
Mobile clinic, tournée dans les villages pour visiter et soigner les malades : la même que jeudi dernier. Les sœurs insistent pour me dire que ce sera la même chose, et moi j’insiste pour venir. Dans un enclos, je découvre un distillateur pour purifier l’eau : trois récipients superposés, dans celui du bas l’eau bout, dans le deuxième arrive la vapeur, dans le troisième de l’eau froide ; un tuyau en bambou sort du 2ème récipient d’où s’écoule l’eau vers un pot recouvert d’un tissu pour filtrer.
Une maison est joliment décorée de dessins sur le sol. L’une des jeunes femmes recopie au sol, les dessins imaginés par une autre ; elles me montrent l’agenda où elles s’exercent. J’ai bien fait de revenir, je n’avais pas vu cela la dernière fois.
Arrêt dans une école gouvernementale. 24 présents sur 64 inscrits. L’instituteur est là depuis cinq ans, mais dit que c’est très difficile à cause de l’irrégularité de la fréquentation scolaire. En effet, dès l’âge de 8-9 ans, les enfants travaillent aux champs avec les parents. Il organise régulièrement une réunion de parents dans les villages, mais les parents le rejettent en lui disant qu’il doit rester assis dans son école.
Les tribal people s’attribuent eux-mêmes les terres. Ils n’ont aucun titre de propriété, chaque famille a son lopin de terre ; hommes, femmes et enfants y travaillent. La forêt est une Réserve, mais les tribal people ne peuvent pas comprendre qu’elle n’est pas à tout le monde. Les garde-forestiers ne peuvent rien faire, ils ne sont que deux ou trois, et ont très peur des tribal people qui n’hésitent pas à sortir les couteaux pour rester dans leur forêt bien-aimée.
Futur projet de LITDS : construire un « Junior College », un centre d’apprentissage (couture, mécanique, chauffeur..). Il est difficile de trouver des établissements pour ces jeunes. De plus, ils n’aiment pas s’éloigner de leur village et de leur forêt. Une jeune institutrice me dit qu’elle restera travailler à LITDS car il n’y a pas d’autre endroit où il est possible de travailler de cette manière informelle. ..
LU DANS LES JOURNAUX
"Campagne contre le trafic des enfants pour l’adoption" de 1997 à 2003. En voici les grandes lignes :
Titres des journaux : « les Lambadas vendent leurs enfants pour vivre », « infanticide des filles », « 2500 enfants depuis 6 ans séquestrés dans des crèches », « même des bébés morts sont proposés à l’adoption », « trafic des bébés lambadis parce qu’ils ont la peau claire », « le gouvernement fait des enquêtes surprises dans des centres pour adoption », « exportation d’enfants des pauvres du Sud pour les riches du Nord », etc… Des tableaux donnent les précisions cas par cas : un père a vendu son enfant car il n’avait pas d’argent pour se faire soigner, un autre avait bu... La pauvreté et la discrimination des filles sont les causes de ce trafic. La plupart sont des bébé- filles qui le plus souvent meurent avant d’être adoptées ; un bébé rapporte de 10000 à 50000 dollars.
SAMEDI 18 NOVEMBRE
En route pour Bangalore via Vijawada
Dernier tour dans le campus et le village. Nous partons vers 8h30, il commence déjà à faire chaud.
Après 16h de train, je descends à la gare indiquée par Sœur Théodore...
La maison provinciale des Sœurs de Cluny est dans un jardin magnifique qui respire la tranquillité. Ma chambre, claire et spacieuse, me parait luxueuse comparée à ce que je vis depuis plus de 3 semaines. Ça fait du bien. Je ne reconnais pas tout de suite Sœur Théodore en sari. Nous sommes ravies de nous retrouver et de parler français.
Bangalore est appelée « green town » (ville verte). Dans le centre, chaque maison a son cocotier. Dès que l’on s’écarte des grandes avenues goudronnées impériales, les rues sont en terre et les quartiers ressemblent à des villes de campagne. Peu de voitures, tout le monde à pied. Il y a beaucoup d’emplois, mais une fois les grands travaux finis, les bidonvilles où vivent les ouvriers sont détruits et les promesses non tenues. Les terres données n’ont ni eau ni électricité. L’implantation du futur aéroport international, dans la zone de la maison provinciale, entraîne de plus en plus de constructions, là où il n’y avait rien il y a dix ans. Trop de déséquilibre, le matérialisme rend les gens égoïstes. Les jeunes qui ont des bons salaires ne cherchent plus à aider les plus pauvres, dont ils ont fait partie.
MARDI 21 NOVEMBRE
Se promener dans ce jardin aux multiples variétés de fleurs et d’arbres est très reposant, je savoure.
Peter Daniel arrive en fin de matinée, nous discutons une heure avec Sœur Théodore, ou plutôt ils parlent tous les deux. Sœur Théodore répond aux interrogations de Peter Daniel sur le devenir des enfants indiens adoptés en Europe – « Are they happy ? » (sont-ils heureux ?) est sa question. Comme elle en a rencontré beaucoup, sa réflexion principale est que l’éducation de ces enfants est parfaite, ils ont tout ce qu’il faut, mais il manque l’essentiel : le plan spirituel. Les jeunes n’osent pas en parler dans leur famille. Elle explique que beaucoup sont suivis par des psys. C’est bien, mais pas suffisant. La couleur de peau est aussi un facteur de souffrance, de discrimination, de réflexion. Exemple : un prêtre tape sur le ventre d’un garçon adopté indien en lui disant : « toi au moins, tu as l’estomac plein, tu as de la chance, ce n’est pas comme ceux qui vivent en Inde ». De ce jour, le garçon n’a plus voulu aller à l’église, ni voir cet homme. Peter Daniel intervient : « j’ai remarqué lors de mon dernier voyage (il a rencontré des familles EDMF) que l’évolution des enfants dépendait sans doute aussi beaucoup des parents. Certains sont très stricts, ce n’est pas bon ». « Oui — dit Sœur Théodore — les parents mettent trop d’importance dans la réussite des études, la pratique des loisirs, musique, sport, etc… » Je comprends que pour eux l’adoption n’est pas la bonne solution, qu’elle déracine ces enfants. L’adoption internationale en Inde maintenant ne concerne plus que les enfants âgés et avec un handicap .
MERCREDI 22 NOVEMBRE
A Trichy, Peter Daniel travaille avec d’autres frères, l’atmosphère est fiévreuse. Je le questionne sur le but de ce travail. Il raconte :
Dans un collège de religieuses catholiques, une jeune fille a disparu. Tout a été mis en branle pour la retrouver, y compris la police. Deux jours après, elle est retrouvée au fond d’un puits, il s’agit très certainement d’un suicide. Or, un politicien de Madras a monté toute une diatribe contre les sœurs, en disant que c’était leur faute. Il a payé des gens, 2 à 3 000 personnes sont venues en bus et ont tout détruit dans le collège. La population locale et les parents de la jeune fille ne faisaient pas partie de ces vandales. Tous les journaux en parlent. Donc, aujourd’hui dans cette maison, il y a une réunion du comité représentant tous les religieux de l’Inde, pour écrire une lettre de protestation au gouvernement car, si j’ai bien compris, la police n’a pas levé le petit doigt pour empêcher ce saccage du collège. Que de tensions dans ce pays ! entre les religions, entre les castes et non castes, les grands propriétaires et les petits paysans… Chaque jour l’Hindu Times relate ce genre de fait.
JEUDI 23 NOVEMBRE
Petit briefing avec PD pour conclure notre épopée commune :
Il me demande d’être son ambassadrice en France pour trouver des sponsors pour les différents projets avec les tribal people. Pour DEMAINS, il propose deux projets : les enfants des rues à Hyderabad (500 euros / mois), ou le soutien du projet médical à Kattukappali (idem), pendant deux ou trois ans, le temps qu’il obtienne du gouvernement une sorte d’assurance maladie.
Me concernant : « J’ai aimé votre simplicité. Habituellement, quand j’ai des visiteurs étrangers, au bout de deux ou trois jours cela devient lourd car je dois toujours être avec eux. Sinon ils s’ennuient, regardent l’heure, sont pressés, veulent faire quelque chose. Je me demandais comment on arriverait à passer tant de temps ensemble, et j’ai vraiment apprécié votre compagnie. Grâce à vous, j’ai pu prendre quelques jours de repos, venir au Boddhi zendo (centre de méditation zen, faire plusieurs visites ».
Je le remercie de son attention et de sa discrétion qui me permettaient justement de me sentir libre. Ce que j’ai pu voir, entendre et vivre valait bien mieux que tous les rapports écrits.
MARDI 28 NOVEMBRE
LU DANS LES JOURNAUX
— Les batailles pour l’eau continuent, cette fois entre le Kerala et le Tamil Nadu. Le barrage est dans le Kerala, mais l’eau va dans le Tamil Nadu. Celui-ci demande plus d’eau... Le tribunal doit juger.
— Toujours beaucoup de suicides de paysans dans le Maharashtra, avec une légère diminution depuis que des aides sont distribuées.
— Sonia Gandhi demande que les industries qui prospèrent de plus en plus, participent à l’amélioration sociale. Elle veut constituer un comité « social industrie », si je puis dire.
— Une jeune fille de 28 ans, non mariée, a deux frères plus jeunes qui sont mariés. Son père veut vendre la maison pour payer sa dot. Peut-il le faire ? Est ce que les frères peuvent s’y opposer ? Réponse : non, le père peut vendre sans problème.
— Une autre jeune fille veut se marier avec un jeune homme d’une autre caste, les parents ne veulent pas. Que faire ? Réponse : si les parents ne veulent pas, rien à faire, si ce n’est un acte civil en présence de trois témoins.
MERCREDI 29 NOVEMBRE
Madurai 22H… 6h30 arrivée à Chennai (Madras). Ça n’a pas été trop long... Une jeep conduite par le frère Joy nous emmène sur le Mont St Thomas où se trouve la maison provinciale des frères du Sacré Cœur de Jésus. Très grande maison, petite communauté, je ne vois que deux frères. Nous sommes à deux pas de l’aéroport.
Nous repartons peu de temps après, pour aller dans l’université des jésuites. Comme d’habitude, je n’ai pas compris les explications rapides de Peter Daniel qui, cinq minutes avant, m’avait annoncé qu’on ne bougeait pas. Je suis totalement surprise de me retrouver en face du Père Ceyrac. J’en avais parlé avec Peter Daniel, il a dû lui téléphoner. Le Père Ceyrac a 92 ans, il marche avec une canne. Je lui rappelle notre rencontre à l’abbaye de Tamié. Il faut répéter souvent, et il repose souvent les mêmes questions. Malgré cela, il est encore très lucide : « Je viens de renouveler mon visa pour cinq ans, je pense que c’est la dernière fois. Si je n’avais pas eu de renouvellement de visa, j’avais envisagé de terminer ma vie à la Grande Chartreuse, ils étaient d’accord. C’est bien, on y creuse sa tombe », me raconte-t-il en riant. Il interroge Peter Daniel sur ses activités. « On ne se connaît pas — dit-il — il y a 200 jésuites au Tamil Nadu, 300 en Andhra Pradesh ». Il passe de l’anglais (que là je comprends) au français. Puis, il nous donne congé car il doit recevoir des pauvres, « toujours des pauvres » insiste-t-il.
Nous nous quittons heureux l’un et l’autre de cette rencontre.
JEUDI 30 NOVEMBRE
Çà sent la fin qui va s’allonger sur de longues heures jusqu’à cette nuit.
Peter Daniel et moi parlons du père Ceyrac : « Je ne comprends pas. — dit-il — Il distribue sans arrêt de l’argent aux pauvres, ce n’est pas bon ». Pour lui aussi, c’est difficile avec les pauvres qui viennent réclamer à Katukapalli, pour faire une maison, payer des frais médicaux, etc… Il finit par donner 1 000 ou 2 000 roupies, mais un certain nombre ne donne plus jamais de nouvelles. « Où est le respect, la notion des valeurs ? » Cette notion des valeurs le tracasse beaucoup en ce qui concerne l’Europe et la mentalité des jeunes.
LU DANS LES JOURNAUX
Un dalit a été tué par un « high caste », et une statue d’Ambedkar a été vandalisée. A la Une du journal télévisé ce soir, grandes manifestations de dalits dans le Maharashtra jusqu’à Bombay, suite à cet événement. Violences, deux trains sont brûlés, des morts et des blessés.
Deuxième événement : scandale dans un ashram. Le swami battait les enfants et violait les filles.
Autres événements : un joueur de cricket célèbre est réintégré dans l’équipe nationale.
Et aussi, de nombreux articles sur le réchauffement climatique, les mauvaises habitudes telles que l’utilisation des sacs plastiques, l’accroissement de la pollution dû au nombre croissant de voitures.
Retour vers la vie occidentale par les films regardés dans l’avion. Ma voisine est une indienne âgée qui n’a jamais pris l’avion et ne parle pas un mot d’anglais…
Je deviens sa « nourrice », je reste dans le monde indien jusqu’à Paris !!!
FIN du Journal de voyage
Pour terminer, un conseil de lecture :
LE DEFI INDIEN Pourquoi le XXI ème siècle sera le siècle de l’Inde
de PAVAN K. VARMA Actes sud 2005 (ou Babel mars 2007 pour la version poche)
Né en 1953, Pavan K. Varma, diplomate, est aujourd’hui directeur général du Conseil Indien des relations culturelles. Parallèlement à sa carrière au ministère des Affaires étrangères, il poursuit sa vocation d’écrivain et de journaliste.
En quatrième de couverture on peut lire : « De l’image que les Indiens projettent d’eux-mêmes à la démolition des stéréotypes entretenus au sujet du sous-continent, cet ouvrage propose une exploration des paradoxes qui marquent la plus grande démocratie du monde – une puissance économique et nucléaire avec laquelle il faut désormais compter. Très controversé en Inde pour son point de vue iconoclaste, Le défi indien aborde des questions tant politiques et sociales que religieuses : posant sur ses compatriotes un regard averti et critique, Pavan K. Varma met l’accent sur les contradictions qui caractérisent leur rapport au pouvoir, à la richesse ou à la spiritualité.
Véritable machine à démolir les fantasmes, ce livre propose une vision inédite de l’Inde, des enjeux essentiels et de son positionnement dans les décennies à venir. »
Quelques passages :
« …les visiteurs étrangers qui viennent le font presque toujours pour découvrir notre ancienne culture, qu’ils trouvent dans les magnifiques monuments qui parsèment notre pays. Ils ont lu des pages et des pages sur la spiritualité de l’Inde ; ils la contemplent aux faîtes des pinacles des temples de l’Inde du Sud et chez les dévots qui font leurs ablutions dans les eaux du Gange à Bénarès-Varanasi. La pellicule de leurs caméras reflète la diversité des étalages et le chatoiement des vêtements. Ils achètent de l’artisanat bon marché comme preuve de l’incroyable exotisme qui leur a été promis. Ils trouvent l’Inde moderne chez les indiens anglophones et dans les gratte-ciel des métropoles…La saleté et la misère leur donnent la nausée, mais ils l’attribuent sans y réfléchir davantage à l’éternel cliché d’une Inde contemplative et qui se situe dans un autre monde…Comme les mythes reposent toujours sur un fond de vérité, il a fallu du temps à l’observateur averti pour remarquer l’écart entre la broderie et le tissu…
…Etre isolé est une crainte permanente des Indiens. Ils sont conditionnés dès leur enfance à appartenir un groupe : caste, parentèle ou famille élargie. Leur souhait d’avoir un échafaudage pour les soutenir contre d’autres groupes qui n’ont que leurs intérêts étroits en tête prédispose les Indiens à considérer toutes les alliances comme un rassemblement de factions en permanence hostiles les unes aux autres…
…L’erreur qu’il ne faudrait jamais commettre est d’accepter l’aimable indien comme s’il était un monolithe. Il a une double personnalité bien ajustée capable d’exister simultanément et aisément sur deux plans mutuellement opposés. Il peut faire un saut d’époque à une autre sans montrer aucune tension. Son esprit peut se comparer à une commode avec des tiroirs, et non pas à un simple placard ; chaque tiroir est un monde à lui tout seul et peut s’ouvrir sans tenir compte des autres, en réponse à une situation donnée. Si l’exigence du moment est d’utiliser le clavier de l’ordinateur, un certain tiroir s’ouvrira pour faire face à cette tâche précise. Mais dès l’instant suivant un autre tiroir pourrait s’ouvrir en réaction à une tradition qui remonte à des milliers d’années avant que l’ordinateur n’ait été inventé. Dans cet espace de domaines parallèles, la tradition et la technologie se rencontrent, mais de façon typiquement indienne. Les sites web d’Internet offrent maintenant des puja et des rituels à acheter. Les dévots de Mumbay peuvent expédier leurs prières pas SMS pendant le festival de Ganesha. …A Embala, un village du territoire de Pondichéry, le temple local dirige une unité high-tech pour les pêcheurs de l’endroit. Le temple a deux portes. Celle qui amène à la cabine informatique est ouverte à tous ; l’autre, celle qui mène au temple lui-même, ne s’ouvre toujours pas pour les gens des castes inférieures et pour les femmes qui ont leurs règles… »
Le ton est donné. A mon retour, ce livre m’a permis de mettre en mots et de confirmer ce que j’avais ressenti lors de mon séjour. Les nombreux exemples pris dans la vie quotidienne en font une lecture très vivante. Noëlle Charbonnier